Hommage éternel à un ami
Cher Nterikɛ,
Dugutigi den,
Gaspari,
Il m’était plus aisé de te voir vivre parmi nous que de te savoir parti pour
ce long voyage, vers un destin désormais tien, connu de toi seul.
Ce matin de Ramadan, après une nuit de jeûne et de prières, je me suis
éveillé sans imaginer que cette journée serait marquée par l’annonce
brutale de ton départ, loin de l’étreinte chaleureuse et aimante de ton
épouse bien-aimée, Néné, elle-même en voyage alors que toi, tu étais là, à
Bamako.
Cher Nterikɛ, Dugutigi den, je t’avais presque imaginé immortel. C’était
toi qui m’annonçais, souvent avec gravité, les décès de tant de personnes
que nous connaissions : les membres de nos familles, les voisins du
quartier, le boutiquier, la vendeuse de galettes, et bien d’autres encore.
Mais aujourd’hui, c’est toi qui entres dans cette liste que tu rapportais si
souvent avec des mots lourds de sens.
Notre rencontre remonte aux années 1970, à Badala Sema 1, ce quartier
qui a vu croiser nos chemins pour la première fois. Tes parents et ceux
d’Abdoul figuraient parmi les premiers habitants de cet endroit, qui s’est
peuplé petit à petit.
Ton père, Abdoulaye Keita, fut une personnalité respectée, chef du
quartier de Badala Sema 1. On te surnommait alors avec fierté « Dugutigi
den », ou encore « Kossilabougou », en hommage au village natal de
Kita, d’où il venait. Transporteur de profession, cet homme, à la fois
analphabète mais avide de savoir et d’éducation, tenait à ce que tu
combines école et apprentissage de son métier. Il te confiait aux
chauffeurs qu’il employait — parfois peu scrupuleux — pour s’assurer
que tu t’endurcisses au contact du travail et que tu incarnes les valeurs
qu’il affectionnait tant.
Ne disposant pas de diplômes ni d’études longues, ton vieux père avait
décidé de t’initier au métier du transport. Tu en comprenais déjà les
codes et tu te débrouillais bien lorsqu’il s’agissait de naviguer dans les
méandres de cette activité.
Un jour, persuadé que tu en avais le droit, tu t’es approprié deux pneus
usés pour les revendre à dix mille francs maliens au vieux vulcanisateur
installé entre deux ruelles du marché, près de la mosquée. Tu te voyais
déjà profiter d’un excellent week-end, mais ton père, vigilant, te
convoqua sans tarder. Ne soupçonnant rien, tu m’as demandé de
t’accompagner. J’ai accepté avec plaisir, comme à l’accoutumée. Ce jour-
là, cependant, ton père ne s’est pas beaucoup attardé sur moi. Il te lança
aussitôt : « Gaoussou, où sont mes pineus ? » À deux reprises, puis trois, il
leva les yeux et s’adressa à moi : « Konaté, dis à Gaoussou de me ramener
mes pineus. ».
En silence, je t’ai fait signe d’obtempérer. Mais la situation prit un
tournant inattendu : le vulcanisateur, qui semblait en savoir un peu sur le
droit, essaya de nous convaincre qu’il ne pouvait pas toucher à une vente
qu’il considérait comme parfaite dès lors qu’il y avait accord sur la chose
et le prix. Je l’entendais d’autant plus que c’était en écho à mes
enseignements tout frais de deuxième année d’université à Bordeaux.
Ta vie était un équilibre unique entre les exigences de tes parents et ton
amour pour ta grande fratrie. Il y avait tes sœurs, Marietou, que tu
rejoins aujourd’hui, Mamou, Dramane, entre autres, mais aussi Lala. Les
liens que tu avais entretenus avec eux étaient profonds, solides, et
remplis d’une affection indéfectible.
Quand est venu le temps de choisir une épouse, c’est ta sœur Marietou
qui t’avait présenté celle qui allait devenir ton pilier : Néné, issue de cette
grande famille Cissé. J’ai rarement connu union aussi belle et
harmonieuse que la vôtre. Vous avez construit ensemble une vie remplie
d’amour et d’enfants merveilleux, chacun à ton image. Je me souviens
encore de ta première fille, Mamy, que j’ai eu l’honneur de tenir dans mes
bras à sa naissance. Et Gafou, affectueusement surnommé « 1kg9 » par
moi-même, en souvenir de son poids de naissance. Ironie cruelle du
destin, cette joie d’un nouveau-né, survenue il y a seulement trois jours,
n’aura pu t’être offerte en tant que grand-père.
Les souvenirs à tes côtés, Gaspari, sont ineffaçables et indélébiles. Je
revois encore ces instants empreints de jeunesse dans les rues de Badala,
lorsque nous passions de grin en grin pour évoquer tour à tour le
football, les histoires familiales ou des discussions passionnées parfois
interminables. Ta mémoire prodigieuse et ton esprit rationnel brillaient
souvent dans nos échanges. Lorsqu’apparaissaient des évidences
inéluctables, tu savais pourtant céder avec une humilité remarquable.
Je me rappelle ces escapades, toi et moi sur une mobylette, traversant le
vieux pont de Bamako durant l’hivernage. Parfois, nos yeux étaient
envahis par des insectes emportés par le vent, et je soufflais de toutes
mes forces pour te soulager. Ou nos promenades à moto, de la base
aérienne jusqu’aux hauteurs de Badala ou Bamako Coura, à la quête des
musiques vibrantes qui animaient les nuits des dancings. Je te vois
encore sur la piste, chantant avec ferveur les refrains d’artistes comme
Gadji Celi, au son des gloires ivoiriennes après leur victoire à la CAN.
Cher Nterikɛ,
Dugutigi den,
Gaspari,
Toi, qui portais également le surnom affectueux d’Adjouka Gaston, nous
partagions une proximité si authentique, un respect mutuel nourri d’une
connaissance véritable l’un de l’autre.
C’est toi qui m’as initié à la conduite sur cette voiture Datsun, si prisée à
l’époque et si rare dans nos quartiers. Avec notre bande d’amis — Adama
Sissoko, Aboul Oumar Traoré, Ya Diao, Baba Noumansana, entre autres
— nous vivions des moments uniques d’insouciante camaraderie. Ton
amour du football rassemblait cette joyeuse troupe dans des discussions
tumultueuses, parfois teintées de chamailleries, mais toujours dans
l’esprit de camaraderie.
Aujourd’hui, je tente maladroitement de t’honorer, Gaspari, mais la
douleur s’ingère dans mes mots. Je suis submergé par la détresse. Les
messages affluent, les appels se multiplient, mais je n’ai pas encore la
force d’y répondre. Pas même à ma propre épouse, ni à ma mère, qui,
ignorant encore ton décès, sera profondément affectée lorsque je
trouverai le courage de le lui annoncer.
Je n’ai pas eu la force non plus d’appeler ta famille, tes proches, ni même
tes amis les plus intimes. Mais d’autres se mobilisent pour te rendre un
dernier hommage. Cheickna, Bako, Vieux Ndiaye sont là, veillant à ce que
tu sois accompagné avec dignité dans ta dernière demeure.
Je m’efforce d’accepter l’inacceptable : ta vie, aussi riche et emplie, s’est
arrêtée. Avec elle, une amitié de plus de cinquante ans se trouve scellée
dans le passé. Mais elle vivra dans ma mémoire, tout comme ton
immense bonté et ta gentillesse légendaire.
Si les rôles avaient été inversés, je sais que tu aurais ressenti une douleur
égale à celle que me cause aujourd’hui ton absence. Cette angoisse de
devoir avancer sans toi, sans nos longues conversations si précieuses, me
laisse démuni.
Gaspari, je n’ai plus la force de continuer à m’adresser à toi en tant que
disparu. Alors, pour garder un fil avec toi, je continuerai à penser et
croire que tu es encore là, vivant au fond de moi, dans nos souvenirs
partagés.
Repose en paix, mon ami.
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